Un salarié, ça démissionne ou ça ferme sa gueule ?
« Un salarié, ça démissionne ou ça ferme sa gueule. »
Cette formule, aussi brutale qu’illégale, circule encore dans certains cercles managériaux, comme si le silence devait être la seule option offerte au salarié confronté à une injustice ou à un dysfonctionnement.
Pourtant, le droit du travail protège fermement les libertés fondamentales des salariés : liberté d’expression, droit de témoigner, d’agir en justice, respect de la vie privée… Autant de droits qui ne s’effacent ni devant la hiérarchie, ni aux portes de l’entreprise.
Non, un salarié a le droit de s’exprimer, de témoigner, d’agir en justice… et d’être protégé par la loi
Une formule brutale… mais surtout juridiquement fausse
Il arrive que certains employeurs ou cadres dirigeants prononcent cette phrase aussi provocante qu’illégale :
« Un salarié, ça démissionne ou ça ferme sa gueule. »
En réalité, le Code du travail protège expressément les libertés fondamentales des salariés, y compris leur liberté d’expression, leur droit d’agir en justice, leur droit à la vie privée, et leur liberté de témoigner.
La liberté d’expression : une liberté fondamentale
Selon l'article L1121-1 du code du travail, « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
Par ailleurs, les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail conformément aux articles L2284-4 et L2284-5 du code du travail.
Le salarié jouit d'une liberté d'expression entendue comme liberté fondamentale et celle-ci peut s'exprimer aussi bien dans l'entreprise que hors de celle-ci. Néanmoins, l'exercice de ce droit trouve sa limite dans un éventuel abus du salarié. L'abus dans la liberté d'expression se matérialise par des propos injurieux, diffamatoires, excessifs, des dénigrements ou des accusations non fondées. Les juges se fondent sur la teneur des propos, le contexte, la publicité qu'en a fait le salarié ainsi que sur les fonctions exercées par le salarié.
Sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression et il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.
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Un licenciement fondé sur l’exercice normal de cette liberté est nul. (CA Versailles, 6 mai 2021, n° 18/03314)
Où se situe la limite ? L’abus de la liberté d’expression
L’abus est caractérisé par :
- des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs ;
- des accusations non fondées ;
- des déclarations tenues dans un cadre inapproprié ou délibérément public.
Les juges tiennent compte du contexte, de la teneur des propos, de leur diffusion, et de la fonction occupée.
Les cadres : une obligation de réserve renforcée
De par leurs fonctions, les cadres peuvent se voir imposer une obligation de réserve renforcée.
Le degré de diffusion de la critique, public ou « privé », adressé à des tiers ou à des personnes directement ou indirectement liées à l'employeur, entre en compte dans l'analyse de l'abus. (Cour d'appel de Versailles - Chambre sociale 4-6 25 janvier 2024 / n° 23/00302)
D’autres libertés fondamentales protégées par le droit du travail
L’article L.1253-3-1 du Code du travail prévoit que la violation d’une liberté fondamentale constitue un motif de nullité du licenciement. Voici quelques-unes de ces libertés protégées :
🔐 Le respect de la vie privée
Selon l’article 9 du Code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée. Cela vaut également pour le salarié, y compris sur son lieu de travail. (CA Nancy, 24 juin 2021, n° 20/00399)
🗣 La liberté d’expression
Rappel : le licenciement est nul lorsqu’il constitue une sanction disproportionnée de l’exercice de la liberté d’expression. (CA Paris, 23 juin 2021, n° 19/02995)
⚖️ Le droit d’agir en justice
Le salarié peut saisir une juridiction sans craindre de représailles.
Un licenciement motivé par l’introduction (ou la menace d’introduction) d’une action en justice est nul comme portant atteinte à une liberté fondamentale constitutionnellement garantie. (Cass. soc., 29 sept. 2021, n° 19-24.956)
❗ Toutefois, si le licenciement repose sur d’autres griefs, le salarié doit prouver que la rupture du contrat constitue une mesure de rétorsion. (CA Rennes, 11 juin 2021, n° 18/05675)
🧾 La liberté de témoigner
Le salarié a le droit de témoigner en justice, y compris contre son employeur, sans que cela puisse fonder une sanction. Seule une mauvaise foi prouvée (témoignage délibérément mensonger) peut le priver de cette protection. (CA Bordeaux, 16 août 2021, n° 18/03427)
🚫 Sanction : la nullité du licenciement pour atteinte à une liberté fondamentale
Lorsque l’un des motifs de licenciement porte atteinte à une liberté fondamentale, la nullité est automatique. (CA Paris, 29 sept. 2021, n° 19/03085)
Le salarié peut demander sa réintégration et percevoir l’intégralité des salaires qu’il aurait dû toucher entre la rupture et la réintégration, sans déduction des indemnités chômage. (Cass. soc., 29 sept. 2021, n° 19-24.993)
Même en cas de pluralité de motifs, si l’un des griefs viole une liberté fondamentale, la nullité s’applique (art. L.1235-2-1 du Code du travail), sous réserve de l’évaluation de l’indemnité par le juge.
🚨 Le référé prud’homal pour faire cesser un trouble manifestement illicite
En cas de licenciement violant une liberté fondamentale, le salarié peut saisir le juge des référés, qui peut :
- ordonner des mesures conservatoires ou de remise en état,
- accorder une provision,
- ou encore prononcer l'exécution provisoire d'une réintégration.
C’est ce que prévoient les articles R.1455-5 à R.1455-7 du Code du travail. (CA Versailles, 16 sept. 2021, n° 21/228)
⚖️ En conclusion : un salarié, ça s’exprime, ça témoigne, ça agit… et c’est protégé
Loin de « fermer sa gueule », le salarié dispose de droits fondamentaux protégés par le Code du travail et la Constitution.
L’employeur qui outrepasse ces libertés s’expose à la nullité de la rupture, à une réintégration, voire à des dommages et intérêts pour atteinte à une liberté fondamentale.
Eric ROCHEBLAVE - Avocat Spécialiste en Droit du Travail et Droit de la Sécurité Sociale
Eric ROCHEBLAVE
PORTRAIT D'UN SPECIALISTE
Parcours, succès judiciaires, avis clients, revue de presse…
Avocat Spécialiste en Droit du Travail
et Droit de la Sécurité Sociale
Barreau de Montpellier
https://www.rocheblave.com/
Lauréat de l’Ordre des Avocats
du Barreau de Montpellier
Lauréat de la Faculté
de Droit de Montpellier
DESS Droit et Pratiques des Relations de Travail
DEA Droit Privé Fondamental
DU d’Études Judiciaires
DU de Sciences Criminelles
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